vendredi 20 mars 2020

L'Univers dans l'antiquité égyptienne

« Il y a l'univers du connu et l'univers de l'inconnu. Entre les deux il y a The Doors. » [Jim Morrison]

Regardez attentivement cette célèbre représentation, mainte fois gravée ou peinte, sur les parois de tombeaux comme sur les papyrus funéraires (ci-dessous, détail du sarcophage de Butehamon, au Musée égyptologique de Turin) :
  • au sol, gît le dieu Geb
  • au-dessus de lui, la déesse Nout est arc-boutée ;
  • entre eux deux, le dieu Shou, accroupi, lève les bras.
  • à la gauche de Shou et sous le ventre de Nout, se trouve le dieu , sous la forme d’un homme criocéphale ; c’est le même dieu Rê qui en haut, à droite comme à gauche, est représenté sous la forme d'un bélier.
Cette illustration est capitale, car elle révèle (en partie seulement !) la vision du monde qu’avaient les anciens Égyptiens.

De la stabilité au chaos, il n’y a que 5 jours

Examinons de plus près chacun des quatre intervenants : comment sont-ils représentés ? Que font-ils ?

Geb, le dieu de la terre, tente péniblement de se relever pour rejoindre sa maîtresse, Nout. Mais attaché à tout ce qui est matériel, il manque de force, ne parvenant pas à y renoncer, et reste à terre. Son regard, dirigé vers le sol, l’enchaîne sans équivoque au limon nourricier, aux plantes qui s’épanouissent et aux minéraux qui abondent.

Au-dessus de lui, l’englobant parfaitement, Nout, la déesse du ciel, s’étire en demi-cercle. Elle ne touche le sol que de la pointe des mains et des pieds. Incarnant la voûte céleste, parsemée d’étoile, la déesse délimite les frontières perceptibles de notre univers.

Entre eux, Shou, le dieu de l’air, figurant l’atmosphère respirable de notre monde, s’efforce de les maintenir séparés. Les bras levés à la façon du ka , il maintient l’équilibre du monde en séparant les deux amants, Geb et Nout. Mais sur les 365 jours (366 pour les années bissextiles) que compte l’année, il n’y arrive que 360 jours… Les 5 jours restants, au cours desquels Geb à Nout s’unissent enfin, sont appelés les jours épagomènes. De cet accouplement naîtront 4 divinités : Osiris, Seth, Isis et Nepthys. Mais pourquoi Shou s’évertue-t-il ainsi à séparer Geb de Nout? La réponse est simple : lorsque le ciel (Nout) rejoint la terre (Geb), l’air (Shout) disparaît et l’équilibre est rompu : le monde devient irrespirable, invivable. Véhiculant des forces maléfiques, ces jours de chaos et de malheur sont particulièrement redoutés.

Le dieu solaire Rê, quant à lui, ouvre les portes du non perceptible : tantôt dans le monde manifeste, tantôt hors des frontières de notre univers, dans un espace non perceptible. Rê, à l’image du soleil, passe chaque jour d’un monde à l’autre. Visible le jour, il appartient au monde perceptible ; invisible la nuit, il appartient au monde non perceptible, aussi appelé Douat.

A présent, je vous invite à repousser encore un peu plus les frontières du réel avec une nouvelle illustration…

Rê, l’infatigable voyageur


Sur cette fresque (au plafond de la tombe de Ramsès IV dans la Vallée des Rois), le voyage nocturne de Rê dans la Douat est plus explicite.

Nous remarquons immédiatement que Rê ne voyage pas "sur" la déesse Nout mais "dans" la déesse Nout. La Douat se trouverait donc à l’intérieur même du corps de la divinité, ce qui justifie, bien entendu, son invisibilité au commun des mortels. En outre, elle n’est pas infinie ; le corps de Nout lui impose des limites.

Une question se pose alors : que se passe-t-il dans la Douat, cet espace non perceptible, lorsque nuit après nuit, inlassablement, Rê la traverse en barque ?

Chaque soir, lorsque le soleil le couche à l’ouest, Rê est avalé par Nout ; c’est ce que l’on voit très nettement au plafond de la sépulture de Ramsès IV. Le dieu est alors au bout de ses forces, aussi le soleil couchant est-il souvent représenté sous la forme d’un vieillard, quand ce n’est pas sous l’apparence d’un homme à tête de bélier (comme sur l'image ci-dessous, une fresque du tombeau de Ramsès IX dans la Vallée des Rois). On l’appelle Rê-Atoum.
A l’intérieur de la Douat, il se déplace sur une barque lunaire, la barque mesektet. À minuit, il affronte le terrible serpent géant Apophis, personnification du mal et du chaos. Apophis symbolise la puissance maléfique originelle, sans cesse écartée, mais jamais définitivement détruite. De ses gigantesques anneaux, le monstrueux serpent combat en tentant d'y enserrer Rê pour l'étouffer. Mais Rê le tue à chaque fois, le plus souvent en le criblant de flèches ou grâce à son harpon.

Puis arrive le lever du jour, marqué par la naissance de Rê dans le monde perceptible. Pour sortir de la Douat, le dieu, comme n’importe quel nouveau né (partie gauche de l’illustration), est enfanté par Nout.


Le soleil levant, qui pointe à l’est, c’est-à-dire à l’exact opposé du soleil couchant, est appelé Rê-Khépri. Il est symbolisé par un scarabée poussant le disque solaire, à l’image de ces astucieux insectes  qui déplacent d’énormes charges en les faisant rouler au sol.


Au fil de la journée, Rê évolue dans le monde perceptible sur une autre barque, la barque solaire appelée mandjet. À la vue de tous, il navigue dans le ciel. D’heure en heure, au fil de la matinée, il grandit pour atteindre sa forme toute puissante de Rê-Horakhty, ou Rê-Horus, à midi. Il est alors symbolisé par un homme à tête de faucon, comme le dieu Horus.

Les arcanes de la Douat

Qu’est-ce que la Douat, exactement ? Nous savons qu’elle se trouve à l’intérieur du corps de la déesse Nout, et que le dieu Rê, chaque nuit, la traverse en barque et y combat Apophis, mais vous vous en doutez certainement, ce n’est là que le haut de l’iceberg…

La Douat, également appelée monde inférieur ou encore Amdouat, est aussi le royaume des morts, cet au-delà où arrivent tous les défunts momifiés dans le respect des rituels funéraires. C’est un pays hostile, sans air. Les morts doivent néanmoins y trouver leur chemin pour se présenter devant le tribunal d’Osiris, qui siège, lui aussi, dans la Douat. Et ce n’est pas le seul être surnaturel à évoluer en ces lieux : d’autres dieux comme Isis, Nepthys, Thot ou Anubis, s’y croisent, tandis que le dangereux Apophis, le serpent du chaos, s’y épanouit avec sa horde de démons et d’animaux dangereux (crocodiles, serpents, hippopotames, etc.). Ces derniers sont autant d’embûches pour les défunts qui déambulent dans l’au-delà ; à l’image de Rê, eux aussi, à leur échelle, doivent mener pour survivre un difficile combat contre le mal.
Si Rê entre et sort de la Douat par les orifices naturels de la déesse Nout, les morts, eux, changent symboliquement de monde lorsque leur dépouille traverse le Nil en barque, de la rive Est vers la rive Ouest, où sont pratiqués les rituels de momification et enterrés les corps. Et les vivants ? Peuvent-ils eux aussi pénétrer dans la Douat ? La réponse, aussi étonnante soit-elle, est « oui ». Et pour cela, il existe deux méthodes : dormir (le monde des rêves appartient à la Douat), ou user de magie…

Les clefs perdues d’un royaume ésotérique


Pour avoir une petite idée de la complexité inhérente à la cosmologie égyptienne, penchons-nous sur une nouvelle illustration, pour le moins hermétique. Car si l’on reconnaît aisément Rê sous sa forme Rê-Khépri – le scarabée poussant le soleil de ses cornes –, ainsi que la barque du dieu, le reste mérite quelques explications…
Tout d’abord, est-ce le jour ou la nuit ? On assiste manifestement à la naissance – donc au lever – du soleil, symbolisée par le scarabée central. En poussant l’astre devant lui, il s’élève et quitte la barque nocturne. Rê-Khépri s’apprête donc à quitter la Douat, symbolisée par le rectangle surplombant la barque.
Le dieu Shou, qui lève les bras sous la barque, cumule deux fonctions : d’un côté, il sépare Nout (réduite à la Douat) de Geb, et d’un autre côté, il accueille Rê à bras ouverts dans l’atmosphère, le monde perceptible.
Mais que représente, dans la partie haute de l’image, ce personnage en boucle auquel s’accroche une silhouette noire qui tend les bras à Rê naissant? Si les trais hachurés figurent l’air et la bordure arrondie de l’image, la déesse Nout (le cercle noir à droite n’est autre que Rê sous sa forme solaire) ne formant qu’une avec la Douat (le rectangle central), que symbolise cette enclave appartenant au monde perceptible, mais dont l’intérieur est masqué aux yeux des mortels (la boucle formée par le corps est fermée) ? La seule réponse que je peux vous apporter est celle-ci : le personnage en boucle, dont on distingue la barbe postiche, est Osiris. Pour le reste, l’incertitude reste entière puisqu’il s’agit  des célèbres « mystères d’Osiris », que seules plusieurs années d’apprentissage de la magie égyptienne permettaient de percer. Le pharaon, les prêtres et quelques initiés seulement en connaissaient le sens. Aujourd’hui, nous ne pouvons que multiplier les conjectures, car ce savoir ancestral, transmis de génération en génération, s’est malheureusement perdu au fil des millénaires.

La cinquième dimension

De nos jours, nous évoluons dans un monde entièrement matériel, dont les dimensions, physiques (au nombre de trois) et temporelle, sont « quantifiables ». Mais dans l’antiquité, une autre dimension existait, dont l’importance était capitale.
Chaque être, chaque mot, chaque animal, chaque objet était perçu sur un plan physique, mais aussi psychique. Les Égyptiens appréhendaient l’univers sous deux axes : l’un horizontal (l’axe terrestre), et l’autre vertical (l’axe spirituel). Dotée de ce que l’on pourrait appeler une « essence » propre, chaque chose participait ainsi à l’essence globale de l’univers. La conscience individuelle était doublée d’une conscience collective, partagée par tous les êtres vivants et les dieux.
Cette dimension spirituelle s’ajoutait à la matérialité du monde en toute harmonie. Elle permettait aux dieux de s’incarner dans le monde matériel, via un support animé ou inanimé : une image, une statue, un animal (taureau, ibis, chat…) ; elle donnait vie aux hiéroglyphes, lorsqu’on les lisait à haute voix ; elle dévoilait le monde extérieur aux momies enfermées dans leur sarcophage, lorsqu’une paire d’yeux était peinte sur le bois ; etc.

Ci-dessous, le sarcophage de Khnumnakht, conservé au Metropolitan Museum of Art :


Les exemples sont aussi nombreux que passionnants ! La dimension psychique constituait, au final, une véritable passerelle entre les hommes et Dieu, et par là-même, entre le monde terrestre, où vivaient les êtres humains, et la Douat, où évoluaient les défunts et certaines divinités.

Je terminerai cet article par une question ouverte : était-ce ce que nous appelons aujourd’hui le « sixième sens », sans trop savoir ce dont il s’agit ni comment l’utiliser, qui permettaient aux Égyptiens de l’antiquité de percevoir cette dimension qui nous est à présent devenue étrangère ?


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